Marley a dix-sept ans lorsque James Chambers, un jeune de quatorze ans, débarque en ville lui aussi pour chanter. Il a écrit «Dearest Beverley», une chanson d'amour qui porte le nom d'un restaurant, intitulée ainsi pour convaincre le propriétaire de financer son premier enregistrement. L'idée séduit le restaurateur chinois, dont l'épouse s'appelle précisément Berveley. Les affaires vont bien et Leslie Kong finance quelques 45-tours, qui sortent sur sa nouvelle marque, Berverley's. Le jeune Chambers décide de se trouver un nom d'artiste et son premier disque sort sous le pseudonyme de Jimmy Cliff. Kong enregistre dans la foulée la sensation de l'heure, Derrick Morgan, un soudeur qui recommande à Marley de tenter sa chance au restaurant Berverley. La rencontre entre Marley et Kong donnera deux 45-tours, dont «Judge Not» en 1962. Toutefois, contrairement à ceux de Jimmy Cliff et de Derrick Morgan, ces disques n'auront aucun succès. Amer, Nesta a gagné quatre livres sterling; il retourne à la soudure (Blum, 2004, p. 62).
À Trench Town, Marley traîne avec Winston Hubert McIntoch dit Peter Tosh, un rude boy guitariste, et son ami Bunny Livingston, avec lequel il chante parfois. Faute d'instruments, Marley et ses deux copains montent un groupe vocal, les Teenagers. Leurs répétitions sont encadrées par un rasta militant de Trench Town brutalisé par la police en 1959 lors d'une manifestation. Joe Higgs a enregistré plusieurs titres de rhythm & blues pour la marque Studio One, où les Teenagers auditionnent en 1963. Ils sont reçus par l'assistant de Coxsone, un homme qui répond au surnom de Scratch depuis que son premier enregistrement, «Chicken Scratch», fait un tabac dans les soirées de son patron. Ils choisissent un nouveau nom, les Wailers (les gémisseurs). Entre 1963 et 1965, les Wailers suivent une formation professionnelle de musiciens dans l'écurie Studio One du producteur Clement «Coxsone» Dodd, propriétaire de la sono mobile Downbeat. Ensemble, les Wailers élaborent des chansons raffinées, influencées par les harmonies vocales des Impressions, un groupe de soul américaine mené par Curtis Mayfield. Ils participent à une centaine d'enregistrements remarquables de soul, de cantique et surtout de ska avec la crème des jazzmen de l'île, les futurs Skatalites (Blum, 2004, p. 63).
Sous la houlette de Coxsone et la promotion de Lee «Scratch» Perry, le trio édite plusieurs succès comme «Rude Boy» ou les exquises versions initiales de «One Love» et «Put It On». Marley rencontre sa future épouse, Rita, au Jamaica Recording Studio de Coxsone. Chanteuse du trio vocal les Soulettes, cette beauté radieuse dotée d'une voix magnifique enregistre aussi du ska pour Studio One (Blum, 2004, p. 64).
Après quelques boogies, shuffles et ballades de R&B , l'industrie du disque locale connaît un boum avec le succès du ska national. D'autres producteurs jamaïcains comme Chris Blackwell, Byron Lee, Harry Muddie et Edward Seaga se sont lancés en affaires. Le premier succès mondial est celui de Prince Buster, avec la reprise d'un ska de Millie Small, «My Boy Lollipop», qui atteindra la deuxième position des palmarès britanniques au printemps 1964 derrière «Can't Buy Me Love» des Beatles. La pièce «Guns of Navarone» des Skatalites 1967 (Blum, 2004, p. 64).En Jamaïque, Coxsone investit dans les enregistrements exclusifs que lui réclament ses DJs . Ainsi, la gravure en acétate («copie» ou «dub plate») de «Simmer Down» est un gros succès dans les soirées organisées par la sono mobile Downbeat. La chanson sera enfin pressée sur vinyle, vendue à la concurrence locale et à l'exportation britannique au printemps de 1964 (Blum, 2004, p. 65).
À l'époque, les chansons sont lancées dans les soirées. On en fabrique quelques centaines d'exemplaires des semaines plus tard en cas de véritable succès, dans le seul espoir d'en exporter un peu. Ainsi va l'industrie jamaïcaine des 45-tours pour les producteurs qui y participent. Rémunérés au cachet, les musiciens doivent redoubler de créativité pour exercer leur art (Blum, 2004, p. 65).
Première frustration Dans ce contexte, les succès se multiplient chez Studio One. Coxsone a un flair pour découvrir les futures vedettes. Formés à l'école du gospel, les artistes ne manquent pas de talent. Coxsone recherche de l'originalité; il forme ses compositeurs au professionnalisme. Toutefois, peu de gens achètent des disques dans le pays. Malgré la gloire locale, les Wailers sont peu rémunérés et de façon irrégulière. Le talent et la notoriété ne suffisent pas à sortir de la misère. Ils sont furieux (Blum, 2004, p. 65).
Fin 1965, Marley a vingt ans. Avec amertume, il quitte le giron de Coxsone au moment où s'achève l'époque du ska. C'est la déconfiture. Il rejette l'Église et la société. Il se tourne vers des leaders spirituels rebelles comme Mortimo Planno, un Rasta qui a déjà voyagé en Éthiopie. Peu avant la visite de l'empereur d'Éthiopie, Haïlé Sélassié I, les Wailers clament leur identité rasta. Marley adopte le régime végétarien et ne quitte pas le droit chemin en dépit du maelström d'exploitation et de délinquance qui le cerne. Il épouse Rita en février 1966. La chanteuse est enceinte de Cedella. Le chanteur quitte la canicule de Trench Town pour l'Amérique, près de Philadelphie, où sa mère est installée, afin de subvenir aux besoins de sa future famille et de se procurer des instruments de musique (Blum, 2004, p. 66).
Le fonctionnaire qui délivre le passeport de Marley ne trouve pas très sérieux le prénom Nesta et préfère inscrire son deuxième prénom légué par feu son père en souvenir de son frère, Robert, dont le diminutif est Bob (Blum, 2004, p. 67).
Le mois prochain, l'ascension de Bob Marley, légende du reggae.